Le féminisme de «Barbie» sous l’œil des investisseurs
CHRONIQUE. Grand succès commercial, le film de Greta Gerwig promeut l’égalité des sexes auprès d’un large public, ce qui ne suffit pas à ériger ses producteurs en modèles de responsabilité sociale
Ces derniers temps, Barbie était en voie de ringardisation, menacée d’obsolescence culturelle. La poupée semblait du mauvais côté de l’histoire, véhiculant une image stéréotypée de la femme. Son fabricant, Mattel, s’est alors associé aux studios Warner Bros pour produire un film qui devait corriger le tir, moderniser l’image du jouet et en relancer les ventes. Bingo.
Immense succès au box-office, le film Barbie, réalisé par Greta Gerwig, représente les relations femmes-hommes avec humour et porte un message féministe qui touche une large audience. Dans Le Monde, les universitaires Marjolaine Boutet et Hélène Breda saluent ainsi la «force d’impact culturel» du film: «Jamais le female gaze, ce regard de femme posé sur le monde à travers l’œilleton de la caméra, ne s’est imposé à des centaines de millions de spectateurs et de spectatrices avec autant de force».
Sur France Inter, la journaliste Victoire Tuaillon estime que le film contient une «satire de la masculinité» et une «critique féministe qui porte juste». Pour sa consœur Albane Guichard, il «fait avancer la cause des femmes auprès du grand public».
En Chine, le film «alimente une intense conversation sur la place des femmes dans la société chinoise» et «Barbie est devenue une icône féministe» (Le Monde). Aux Etats-Unis, d’après un sondage réalisé par ResumeBuilder.com, 63% des hommes disent que le film Barbie les a rendus plus conscients du patriarcat en entreprise. Ceci dit, des opinions divergentes s’expriment aussi, déplorant par exemple la représentation d’un féminisme édulcoré et la «capacité du marketing à étouffer les revendications sociales» (Audrey Millet).
Comment voit-on les choses dans le monde de la finance? Commençons par interroger des spécialistes des placements en faveur de l’égalité des sexes, une approche relevant de l’investissement responsable et des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).
Equileap est spécialisé dans la notation des entreprises sur ce thème. Cette agence basée à Amsterdam publie régulièrement un ranking des grandes sociétés, un indice utilisant des critères comme l’écart salarial entre hommes et femmes, la composition des organes dirigeants ou les politiques mises en place contre le harcèlement sexuel. Cet indice est suivi par des banques et gérants d’actifs (UBS, Citibank, Amundi, etc.) pour offrir des solutions d’investissement dédiées à leurs clients.
Alors qu’aucune des deux ne figure actuellement parmi les leaders, Mattel et Warner Bros, sociétés qui produisent et distribuent Barbie, vont-elles gagner des places au classement, seront-elles créditées de l’impact positif de ce film?
La position de Diana van Maasdijk, CEO d’Equileap: «Dans Barbie, Mattel et Warner Bros abordent des inégalités importantes auxquelles sont confrontées les femmes sur le lieu de travail et dans la société, par exemple, le manque de femmes dans les postes de direction. En utilisant ce mot très féministe, le film montre que le patriarcat existe et qu’il est mauvais pour les femmes comme pour les hommes. Cela dit, Barbie n’est pas LA réponse à l’inégalité entre les sexes, et nous ne devrions pas le considérer pour plus que ce qu’il est: un film. Il évite ainsi d’aborder des questions cruciales, en particulier le sort des femmes qui travaillent dans les ateliers en Asie pour fabriquer les poupées Barbie. »
Equileap évalue les entreprises sur des critères relevant de l’égalité des sexes dans le monde du travail, du conseil d’administration jusqu’aux fournisseurs. Mais cette agence de notation ne tient pas compte de l’impact des produits. Dès lors, «Mattel et Warner Bros ne recevront pas de points supplémentaires en raison du film Barbie» indique Diana van Maasdijk.
Indirectement, le film les fera peut-être évoluer: «Il y a maintenant une belle occasion pour Mattel et Warner Bros de progresser, de faire preuve de cohérence et d’améliorer l’égalité des sexes dans leur entreprise et chez leurs fournisseurs. »
Basée à San Francisco, Nia Impact Capital est une société d’investissement qui applique, elle aussi, des critères relevant de l’égalité des sexes. A la différence d’Equileap, elle tient compte de l’impact des produits dans ses évaluations. Le point de vue de sa fondatrice et directrice, Kristin Hull: «Avec son message féministe, le film Barbie est compatible avec nos critères. En revanche, si l’on considère l’ensemble de ses produits, Mattel ne peut être inclus dans notre portefeuille à l’heure actuelle. Nous avons besoin de davantage d’engagement de la part de la direction sur les autres produits et sur des sujets comme l’égalité salariale et les mesures contre le harcèlement sexuel en entreprise. »
Dans les cercles de l’investissement conventionnel, on suit avec intérêt le succès du film Barbie, qui a généré plus d’un milliard de dollars de ventes. Le cours en bourse de Mattel a progressé de 25% cette année. Pour Eduardo Correa, professeur de marketing cité dans USA News et repris sur les plateformes d’information financière: «Barbie marque un avant et un après parce que le film n’offre pas seulement du divertissement, mais introduit aussi un message d’engagement social qui plaît aux différentes générations».
On peut alors se demander si, après Barbie, on verra plus de messages sociaux dans la communication des marques, si les entreprises concernées adopteront des pratiques plus responsables par nécessité de cohérence, et si l’impact des produits et le marketing lié à une cause seront davantage pris en compte par les agences de notation ESG.
Source: Covalence / Le Temps